39.
Au pays des Immortels
Dylan ressemblait en tous points à un enfant terrestre de l’âge de Lassa, mais, en réalité, dans son monde à lui, il avait déjà franchi plusieurs étapes importantes de sa vie d’Immortel. Comme ses semblables, il possédait d’immenses pouvoirs magiques. Il commençait à peine à les utiliser, malgré l’interdiction de ses mentors, car le sang de son père Chevalier le rendait téméraire. De plus, il aimait profondément sa famille. Pour cette raison, il avait créé un lien invisible qui le maintenait en contact avec Wellan et Kira et qui lui permettait de ressentir leurs angoisses. Ainsi, il pouvait leur venir en aide lorsqu’ils en avaient besoin.
Comme il ne pouvait pas s’approcher d’Irianeth, sous peine d’être sévèrement puni par Parandar lui-même, il avait attendu que sa sœur mauve fasse le premier pas avant de se précipiter à son secours. Mais il devait faire vite pour que les dieux ne remarquent pas son absence. S’évaporant de sa cellule, il s’était dirigé comme une étoile filante vers le pays de neige où Kira venait d’atterrir.
Content de lui rendre service, Dylan prit sa main et celle de son compagnon Elfe pour les ramener instantanément à Zénor, où les autres Chevaliers tentaient en vain de découvrir une façon de les récupérer.
Son escapade ne dura que quelques secondes, mais lorsque Dylan réintégra le pays des Immortels, Sauska, la déesse de la guérison, se manifesta à lui. Vêtue d’une soyeuse robe aux reflets bleus, elle replia dans son dos ses ailes recouvertes de plumes et posa sur l’enfant un regard rempli de reproche. Le petit magicien aux yeux humains ne chercha pas à justifier son absence. Il garda plutôt le silence, sachant que viendrait tôt ou tard son châtiment.
— Nous t’avons demandé de ne pas quitter notre monde durant ton apprentissage, Dylan, lui reprocha doucement la belle femme ailée aux beaux cheveux blonds.
— Je suis désolé, vénérable Sauska, mais c’est plus fort que moi.
— Préférerais-tu que je remette ton éducation entre les mains de Hunhan ?
La déesse vit tressaillir le petit garçon de lumière, mais elle savait bien que les menaces ne lui faisaient pas vraiment peur. Trop de sang humain coulait dans ses veines.
— Je préférerais Ialonus, répliqua-t-il finalement avec un demi-sourire.
— Évidemment, puisqu’il te laisse faire tout ce que tu veux.
— Il m’a appris beaucoup de choses au sujet des créatures marines.
— Hunhan, lui, t’inculquerait de la discipline.
— Je serai plus obéissant, mais, de grâce, ne m’envoyez pas dans le monde des morts.
Sauska fixa Dylan pendant un long moment. Il sentit qu’elle scrutait profondément tous les recoins de son cœur. Il ne s’y opposa pas et attendit patiemment son verdict.
— Cette fois, c’est Parandar qui décidera de ton sort, jeune rebelle.
La déesse s’évanouit dans une pluie de petites étoiles scintillantes. Dylan poussa un soupir. Depuis sa naissance dans l’au-delà, on l’avait constamment rappelé à l’ordre, mais jamais le chef des dieux n’avait été contraint d’intervenir. L’enfant trottina jusqu’à la fenêtre de sa petite chambre sans meubles, ses pieds nus s’enfonçant mollement dans le sol duveteux. Il parcourut du regard son univers.
Il y avait des plaines et des montagnes, comme sur le continent d’Enkidiev, mais tout le paysage était immaculé. Le ciel, plus sombre que celui de son père, était calme et sans nuage. « Tout est tellement fade ici », regretta le gamin. On lui défendait de visiter sa famille terrestre, mais pas de circuler dans le secteur alloué aux apprentis Immortels. Il traversa le mur sans effort et se rendit à la forêt d’arbres transparents qui séparait son univers de celui des dieux. Il aimait bien s’adosser à un tronc de cristal pour observer le jeu du vent dans les feuilles argentées. Et, parfois, lorsqu’il y pensait, il effectuait les exercices que lui assignaient ses maîtres.
— Dylan, l’appela une voix satinée qu’il reconnut aussitôt.
— Mère ! s’exclama-t-il en bondissant vers elle.
Il se rappela que Fan n’aimait pas le serrer dans ses bras comme Wellan. Il s’arrêta donc devant elle en retenant son enthousiasme.
— Sauska me dit que tu as une fois de plus quitté la sécurité de cet endroit, fit la magicienne sur un ton froid.
— Que pourrait-il m’arriver sur Enkidiev, mère ? Je suis un Immortel !
— Un très jeune Immortel, précisa Fan. Je croyais que Kunado t’avait raconté l’affrontement entre le Chevalier Onyx et Abnar : c’est l’Immortel qui a failli être anéanti. Et ce magicien est un maître !
— Ce n’est pas la même chose ! protesta Dylan. Le renégat s’est servi d’une sorcellerie que ne possèdent pas les autres humains !
— Et tu crois qu’il n’y a aucun mage noir dans leur monde en ce moment ?
L’image du combat entre le requin géant et l’homme-oiseau refit surface dans son esprit. Il dut reconnaître que sa mère avait raison. Un sorcier ne ferait qu’une bouchée d’un apprenti comme lui.
— Je voulais seulement rendre service à Kira…, se lamenta-t-il, penaud.
— Ta sœur est suffisamment puissante pour se sortir d’affaire toute seule.
— Je suis certain qu’elle a tout de même apprécié mon aide, mère.
Fan contempla le visage innocent de son fils de lumière et décela dans ses yeux bleus le même entêtement que dans ceux de son père.
— Dylan, le premier devoir d’un Immortel est d’exécuter la volonté des dieux, le sermonna-t-elle. Ils t’ont demandé de rester dans le monde invisible afin d’accroître tes pouvoirs et tes connaissances, car tu seras un jour appelé à conseiller les humains.
— Mais mon père est un érudit ! Je pourrais apprendre tellement de choses auprès de lui !
— Nous n’en serions pas là si je ne t’avais jamais révélé son identité…
Découragée, Fan s’éloigna sur un sentier de cailloux arrondis qui apparaissaient sous ses pieds à mesure qu’elle avançait. L’enfant observa le miroitement de sa robe lumineuse pendant un moment, puis se précipita derrière elle. Il chercha à glisser ses doigts entre les siens, Dylan ! résonna la voix de Parandar dans leurs esprits. Le petit Immortel saisit vivement la main de sa mère.
— Tu savais à quoi tu t’exposais en quittant le monde des dieux, lui fit remarquer Fan, Tu dois maintenant accepter les conséquences de tes actes.
— Je vous en prie, ne m’abandonnez pas.
— Je te conduirai à lui, mais je n’interviendrai pas en ta faveur.
— Mon père, lui, le ferait.
— Il n’est pas ici.
Essayant de ne pas songer au châtiment qui l’attendait, Dylan suivit sa mère en silence. Ils traversèrent la forêt transparente et atteignirent un large escalier de marbre blanc.
Bien qu’il fût le protégé des dieux, jamais l’enfant de lumière n’avait pénétré dans leur domaine. Ses mentors lui rendaient plutôt visite dans sa petite cellule pour lui enseigner tout ce qu’il devait savoir pour remplir un jour son rôle de conseiller.
Il grimpa les marches immaculées en se demandant pourquoi Fan refusait d’intercéder pour lui. « Les humains sont-ils les seuls êtres de l’univers à se soucier les uns des autres ? » se demanda-t-il.
— Ils sont faibles et perdent courage devant le moindre obstacle, répondit sa mère, qui avait capté son interrogation. Les dieux ont donc créé les Immortels afin qu’ils soient leurs guides.
Ils déambulèrent dans un long couloir dénué de parures, mais où de petites étincelles s’allumaient sur leur passage. Dylan tendit le doigt pour en toucher une, mais Fan stoppa son geste. Ils aboutirent dans un immense hall à ciel ouvert. L’enfant leva les yeux pour admirer la voûte piquée d’étoiles multicolores. Il ressentit alors la présence écrasante des maîtres divins et inclina aussitôt la tête. Les murs de la pièce étaient percés de plusieurs alcôves où des dieux et des déesses se prélassaient. « N’ont-ils rien de mieux à faire ? » s’étonna le petit Immortel. Fan le rappela à l’ordre en tirant sur sa main.
Devant eux s’élevait une rotonde d’albâtre d’où jaillissait une étincelante lumière. Fan gravit les quelques marches qui menaient au trône du chef du panthéon. Dylan avait souvent entendu sa voix dans son esprit, lorsqu’il s’adressait à tous les Immortels, mais il n’avait jamais vu son visage. Il suivit sa mère dans la blancheur éclatante qui émanait de la puissance de Parandar, incapable de discerner quoi que ce soit autour de lui.
— Voici Dylan, maître, annonça Fan en s’immobilisant.
L’enfant distingua des centaines de visages entre les colonnades et perçut leur inquiétude. S’agissait-il de dieux ou d’Immortels comme lui ?
— Laissez-nous, ordonna la voix tranquille de Parandar.
Tous les curieux personnages disparurent d’un seul coup et la main du maître magicien s’évanouit entre les doigts de l’enfant. La luminosité s’estompa. Dylan contempla enfin les traits du grand dieu. Loin d’être le géant qu’il avait imaginé toute sa vie, l’important personnage ressemblait à un humain !
— Ne te fie pas à tes yeux, petit Immortel.
Impressionné, l’enfant baissa le regard sur ses pieds nus.
— Approche, Dylan.
— Aucun de mes mentors ne m’a expliqué ce que je devais faire en votre présence, maître.
— Dans ce cas, sois toi-même.
Dylan risqua un œil sur le maître du ciel et lui trouva un air plutôt aimable. Parandar avait la même carrure que son père humain, mais ses longs cheveux étaient noirs et ses yeux, aussi verts que les émeraudes de la cuirasse de Wellan, Il portait une tunique blanche aux manches amples, ceinte à la taille par une bande de pierres précieuses scintillantes… ou étaient-ce des étoiles ? Assis sur un immense trône recouvert de tissu miroitant, il observait son jeune serviteur avec intérêt.
— Ton père occupe toutes tes pensées, on dirait, déclara Parandar en plissant le front.
— Je n’y peux rien, maître.
— Viens t’asseoir près de moi.
L’enfant s’approcha timidement du dieu à la peau aussi blanche que le décor qui l’entourait et grimpa sur le siège de marbre.
— Les Immortels ne sont pas supposés s’attacher à leurs parents, Dylan. Leur destin est de servir d’intermédiaires entre les humains et nous. Ils ne doivent favoriser personne.
— Vous êtes bien certain qu’ils sont tous comme ça ? demanda innocemment le petit, ce qui fit sourire Parandar.
— C’est ainsi que je les ai créés.
— Pourtant, je suis différent.
— C’est en effet ce qui nous inquiète.
Même s’il savait qu’il serait puni pour toutes ses désobéissances, Dylan n’éprouvait aucune crainte en présence de son maître. Ses yeux bleus étudiaient les traits parfaits du dieu avec la plus grande attention.
— Kunado m’a dit que les autres Immortels ne connaissaient même pas leurs pères et leurs mères. Si vous voulez mon avis, c’est bien triste, car les parents ont d’importantes leçons à transmettre à leurs enfants.
Parandar arqua un sourcil. En dépit de son jeune âge, cet enfant céleste faisait preuve d’une témérité qu’il n’avait jamais accordée à aucun Immortel.
— Je ne vois pas comment l’enseignement d’un mortel pourrait surpasser celui d’un dieu ou d’une déesse, répliqua-t-il.
— Il ne le surpasse pas, il le complète. Mon père est un érudit et ses connaissances sont fort diversifiées. Elles ne peuvent qu’ajouter à celles de mes mentors.
— Mais ce n’est pas le rôle de Wellan d’Émeraude de t’éduquer, Dylan. Il a son propre destin à accomplir. Nous l’avons choisi pour te concevoir en raison de ses grandes qualités, rien de plus.
L’enfant demeura muet, se rappelant enfin à qui il s’adressait.
— À partir de maintenant, tu obéiras à tes gardiens, sinon je devrai sévir, et tu connais le sort réservé aux Immortels qui me défient.
— Oui, maître…, murmura l’enfant de lumière, la gorge serrée.
— Tu as un bel avenir à mon service, Dylan. Ne le compromets pas pour satisfaire ta curiosité.
Parandar posa la main sur la frêle épaule de l’enfant, qui sentit une curieuse énergie parcourir tout son corps. Il sombra dans l’inconscience et se réveilla sur sa couche, dans sa cellule. « Était-ce un songe ? » se demanda-t-il.